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Inhiber la germination des pommes de terre bio: un défi

15 juin 2021

Il suffit d’une seule germination pour rendre une pomme de terre invendable. Un agriculteur peut faire pousser une culture parfaite et récolter de beaux tubercules, puis perdre toute sa récolte si elle commence à germer. Les agriculteurs, les transformateurs et les grossistes s’assurent donc d’inhiber ce processus naturel de germination.

Le stockage au froid retarde temporairement la germination; mais l’intervalle des températures idéales de stockage est étroit. Un stockage à long terme à moins de 7°C entraîne une conversion de l’amidon en sucre et provoque un noircissement lors de la friture. Pour empêcher la germination, la plupart des agriculteurs non biologiques d’Amérique du Nord traitent les pommes de terre avec du N-(chloro-3 phényl) carbamate d’isopropyle, un herbicide également connu sous le nom de chlorprophame ou CIPC.

En raison de préoccupations sanitaires, ce produit est progressivement éliminé en Europe pour toutes les exploitations (biologiques et non biologiques). Le CIPC n’est pas autorisé en production biologique.

Les agriculteurs biologiques canadiens disposent d’un choix restreint pour inhiber la germination de leurs récoltes.

L’essence de girofle est autorisée par la Norme biologique canadienne, mais l’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire (ARLA) de Santé Canada retirera le 30 juin 2021 de la liste des produits homologués l’essence de girofle Decco, la seule marque autorisée en utilisation d’urgence depuis 2015.

210615 InfoBio Inhibition germination

C’est que l’ARLA a perdu patience : elle exige qu’une demande d’homologation complète du produit de Decco soit déposée pour en maintenir l’utilisation en situation d’urgence. Cette demande doit inclure les études scientifiques qui évaluent le risque et l’impact sur l’environnement de ce produit.

En raison de ces formalités administratives, ” on risque de perdre 14 000 000 $ en exportation de pommes de terre biologiques de l’Île-du-Prince-Édouard, du Nouveau-Brunswick, du Manitoba. et de la Saskatchewan. “, selon Sebastian Ibarra Jimenez, spécialiste en agroenvironnement au ministère de l’Agriculture et des Terres de l’ Î.-P.-É.

À elle seule, l’Î.-P.-É. pourrait perdre 5,6 millions de dollars, soit la valeur des pommes de terre biologiques exportées.

Le défi consiste à trouver un produit qui répond aux exigences de trois niveaux de réglementation : le ministère américain de l’Agriculture (USDA), l’ARLA et la Norme biologique canadienne (NBC).

L’USDA impose l’inhibition de la germination pour certaines pommes de terre importées. La substance utilisée doit être autorisée par la NBC si les pommes de terre sont biologiques et le produit utilisé doit être homologué par l’ARLA. Actuellement, la plupart, sinon la totalité, des producteurs biologiques utilisent l’essence de girofle de Decco, mais ce n’est plus une option à partir du 30 juin 2021, du moins pour la prochaine récolte.

L'USDA et les pommes de terre de l'Île

Depuis 2015, l’USDA exige que toutes les pommes de terre de l’Î. -P.-É “soient traitées avec un inhibiteur de germination homologué si elles sont exportées plus de 30 jours après la récolte.”

Pourquoi l’Î.-P.-É. ? C’est la seule province où la galle verruqueuse de la pomme de terre (Synchytrium endobioticum) a été observée. Les producteurs de l’Î.-P.-É. qui ne peuvent pas traiter leurs pommes de terre n’ont pas accès au marché d’exportation dont ils dépendent en grand nombre.

“Sans l’accès au lucratif marché américain, de nombreux producteurs biologiques dont la pomme de terre est la principale culture commerciale de leurs rotations abandonneraient la certification biologique, déclare Karen Murchison, la coordonnatrice de la recherche de la PEI Certified Organic Producers Cooperative (COPC).

” Cela serait extrêmement préjudiciable au secteur biologique ici à l’Î.-P.-É. “, conclut Mme Murchison. Elle précise que la perte d’accès au marché américain entraînerait une réduction ” considérable ” de la superficie biologique. 10 % des fermes de l’île, soit environ 2,500 acres de pommes de terre, ne seraient plus certifiées biologiques, et environ 6 000 à 7 500 acres au total (la superficie totale des terres en rotation dont la pomme de terre biologique est la principale culture commerciale).

Norme biologique

Dans les Listes des substances permises (LSP) de la NBC 2020, les inhibiteurs de germination sont explicitement mentionnés à deux endroits. Dans le tableau 4.2, Substances utilisées en production végétale (colonne 2), l’annotation pour “Extraits de végétaux, huiles et préparations végétales” précise que “l’essence de clou de girofle est permise comme inhibiteur de la germination des pommes de terre.” Dans le Tableau 8.3 Substances utilisables après récolte, l’essence de girofle est autorisée “comme inhibiteur de germination” et l’éthylène est autorisé “…pour contrôler la germination des pommes de terre après la récolte dans les bacs de stockage”. Les autres substances post-récolte autorisées sont le dioxyde de carbone, l’azote et l’oxygène, ainsi que certains produits de formulation utilisés en conjonction avec ces substances.

La Norme biologique canadienne (NBC) autorise l’utilisation de l’éthylène et de l’essence de girofle (non biologique) comme inhibiteurs de germination (voir encadré).

L’éthylène n’a pas un effet inhibiteur durable; la germination est inhibée lorsque les pommes de terre entreposées sont exposées à l’éthylène, mais cet effet disparaît dès que les tubercules sont retirés de l’entrepôt. L’ARLA a homologué un produit à base d’éthylène, EcoSproutGuard, auprès de McCain Foods en 2012, mais cette homologation a été rapidement annulée. Cependant, le récent intérêt de l’UE pour des substances inhibitrices alternatives a ramené l’éthylène sous la loupe des producteurs. Le peroxyde d’hydrogène, comme l’éthylène, peut inhiber la production de germes mais n’a pas d’effet persistant.

Les agriculteurs et les grossistes canadiens ont pulvérisé de l’essence de clou de girofle de marque Decco sur les pommes de terre pour inhiber la germination. Approuvé par OMRI, ce produit est également utilisé par les producteurs biologiques américains. Il convient de noter que l’enregistrement du produit aux États-Unis est simplifié, car ce produit relève de la désignation GRAS (Generally Regarded As Safe).

L'Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire

L’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire (ARLA) est une direction de Santé Canada responsable de la réglementation des pesticides. Les inhibiteurs de germination sont considérés comme des régulateurs de croissance, classés comme des pesticides et soumis à la réglementation de l’ARLA.

Contrairement à la Norme biologique canadienne, qui énumère les substances permises telle l’essence de girofle, l’ARLA enregistre des produits de marque spécifiques. Le processus d’homologation est lent et coûteux et nécessite des années de recherche sur l’impact potentiel des produits sur la santé humaine et l’environnement.

Lorsque l’USDA a imposé le contrôle de la germination, l’utilisation de l’essence de girofle sous la marque Decco a été autorisée en situation d’urgence ” pour la vente et l’utilisation à l’Île-du-Prince-Édouard, au Nouveau-Brunswick, au Manitoba et en Saskatchewan, sur les pommes de terre biologiques destinées à l’exportation vers les États-Unis “.

Depuis 2015, l’ARLA renouvelle chaque année l’homologation pour utilisation d’urgence de l’essence de girofle de Decco (DECCO 070 EC). Cependant, cette homologation expire le 30 juin 2021 : l’ARLA exige une demande d’homologation complète qui requiert des années d’études scientifiques et pourrait coûter des centaines de milliers de dollars. Les producteurs de pommes de terre canadiens recueillent des fonds pour financer cette homologation, mais la question demeure : que peuvent utiliser les agriculteurs biologiques de l’Î.-P.-É. pour inhiber la germination de leurs pommes de terre destinées à l’exportation à l’automne 2021?

Le problème s’étend au-delà de l’île. Seules les pommes de terre de l’Î.-P.-É. doivent être traitées avec un inhibiteur de germination avant d’être exportées aux États-Unis, mais les producteurs du Nouveau-Brunswick, du Manitoba et de la Saskatchewan utilisent aussi l’essence de girofle Decco pour leurs exportations. Ils ont déclaré ne pas utiliser ce produit pour répondre aux exigences de l’USDA, mais plutôt pour maintenir la qualité de la récolte pendant l’entreposage.

Les inhibiteurs de germination alternatifs et l’interprétation de la norme bio

En raison de l’élimination progressive du CIPC dans l’UE, les inhibiteurs de germination alternatifs suscitent un intérêt croissant.

L’essence de clou de girofle n’est qu’une des nombreuses huiles essentielles dont il a été démontré qu’elles suppriment la germination des pommes de terre. Les huiles essentielles de carvi, de menthe poivrée et de menthe verte, ainsi que leurs composants (par exemple, s-carvone, menthol et eugénol) sont également efficaces.

Le peroxyde d’hydrogène est une autre option et, dans le passé, l’ARLA a approuvé l’utilisation d’urgence d’un produit à base de peroxyde d’hydrogène comme bactéricide pour la conservation des pommes de terre; mais cette homologation n’est plus en vigueur.

Une entreprise européenne, Xeda, produit un inhibiteur de germination à base d’huile de menthe appelé Biox- M. Ce produit est actuellement utilisé par les producteurs biologiques de l’UE et est autorisé par Demeter International en production biodynamique. Xeda a déjà effectué toutes les recherches requises par l’ARLA, mais n’a pas encore déposé de demande d’homologation car le marché canadien serait inintéressant si l’huile de menthe n’est pas autorisée par la NBC.

La consultation publique lancée le 15 juin par le Comité d’interprétation des normes sera donc déterminante pour l’exportation des pommes de terre biologiques de l’Île-du-Prince-Édouard vers le marché américain.

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