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La Science du Bio au Canada - Printemps 2022

Magazine

Est-ce que la struvite peut régler nos problèmes de phosphore ?

Par Joanne Thiessen Martens 

Candidate au doctorat, Département des Sciences du Sol, Université du Manitoba 

L’agriculture biologique a un problème de phosphore. L’exportation d’éléments nutritifs hors de la ferme, sans les remplacer, épuise le phosphore (P) du sol et peut entraîner une réduction des rendements des cultures. Ce problème est particulièrement important dans les systèmes biologiques à long terme lorsque l’accès au fumier de bétail est limité et que le sol est alcalin.  

 Nos lacs ont un problème de phosphore différent. Les éléments nutritifs qui sont exportés des fermes en composant les produits agricoles voyagent dans la chaîne alimentaire (y compris nos corps), entrent dans les systèmes de traitement des eaux usées et atteignent les cours d’eau où ils contaminent l’eau et stimulent la prolifération d’algues.   

Et s’il était possible de résoudre simultanément ces deux problèmes en recyclant les éléments nutritifs issus des eaux usées vers les terres biologiques sous forme d’un engrais propre, facile à utiliser, abordable et riche en phosphore ? Selon Kim Wilton, une productrice de grains biologiques du centre du Manitoba, ce recyclage serait déterminant pour son exploitation.  

Cette possibilité est en voie de devenir une réalité au Canada. 

Le problème du phosphore #

Le problème du phosphore est plus critique dans certaines régions. Sur une exploitation biologique de grain et d’élevage au Manitoba, l’absence d’une source de phosphore adéquate représente le plus grand défi de la ferme, même si le troupeau de bétail est important, est soumis au pâturage de rotation et fournit du fumier pour le compost. Les fermes voisines n’ont pas d’excédent de fumier à vendre, et les autres sources de phosphore permises (p. ex. le phosphate naturel) sont soit inefficaces dans les sols alcalins et argileux, soit trop coûteuses à appliquer à l’échelle du champ (p. ex. la farine d’os).  

La croissance des cultures, en particulier celle des légumineuses, ralentit, note le producteur. « Cela affecte sévèrement notre capacité de cultiver un bon engrais vert et de réapprovisionner le sol en éléments nutritifs. Nous avons rapidement besoin d’une solution à ce problème car il menace l’avenir de notre production biologique. » 

Struvite: Un engrais recyclé #

Le recyclage des éléments nutritifs des eaux usées vers les terres agricoles pourrait remédier au manque de phosphore et à la dégradation des cours d’eau. Par exemple, dans cette forme d’« économie circulaire », la struvite peut être récupérée des eaux usées municipales et transformée en engrais phosphaté. La struvite est un minéral composé de magnésium, de phosphate, d’ammonium et d’eau, maintenus ensemble dans une structure cristalline qui précipite naturellement quand les conditions sont favorables. Lorsqu’ils sont produits sous des conditions soigneusement contrôlées dans des installations de traitement des eaux usées, les cristaux de struvite contiennent de très faibles niveaux de contaminants et forment des granules qui peuvent être utilisées comme engrais.    

La struvite est un engrais unique. Contrairement aux engrais synthétiques couramment utilisés, la struvite ne se dissout pas bien dans l’eau. Ceci lui donne la réputation d’être un engrais à « libération lente » qui ne submerge pas les sols avec une abondance d’éléments nutritifs. Cependant, la struvite est plus soluble dans les sols que le phosphate naturel, particulièrement dans les sols alcalins où le phosphate naturel offre peu d’avantages aux cultures. Avec une analyse N-P-K de 5-28-0, la struvite est une source de phosphore plus concentrée que la plupart des engrais autorisés en agriculture biologique, avec un coût inférieur par unité de phosphore. Sa faible solubilité peut réduire les risques de ruissellement dans l’environnement.   

Ces qualités ont mené plusieurs experts à recommander que la struvite soit autorisée en agriculture biologique pour combler les manques de phosphore. Plusieurs producteurs biologiques sont d’accord. Dan DeRuyck, un producteur de céréales et de bœuf bio dans le centre-sud du Manitoba, accueille cette nouvelle façon de réapprovisionner les sols de sa ferme en phosphore.  

« J’espère que la struvite pourra être utilisée en agriculture bio, » dit DeRuyck. « J’aime le fait que le phosphore provienne d’un processus de recyclage au lieu d’être extrait d’une mine, et d’éventuellement s’épuiser. La struvite me donnera un outil supplémentaire pour produire mes cultures. »  

La struvite d’origine animale ou végétale a été ajoutée aux Listes des substances permises (LSP) dans les systèmes de production biologique en 2020. Cependant, même si le principes de l’agriculture biologique mettent l’emphase sur le recyclage des matériaux, la struvite d’origine humaine n’est pas autorisée en raison des préoccupations concernant les contaminants. Malheureusement, la seule forme de struvite commercialement disponible dans l’Ouest canadien est d’origine humaine.  

OSC Magazine - Spring 2022 - Wheat Harvesting
Joanne Thiessen Martens, étudiante au doctorat, récolte du blé dans des parcelles fertilisées à la struvite à Libau, au Manitoba. (Photo de Martin Entz)
Gestion d’une nouvelle source d’éléments nutritifs #

En raison des propriétés uniques de la struvite, nous en savons très peu sur la façon de bien l’utiliser en tant qu’engrais. La recherche a démontré que les propriétés du sol, les variétés cultivées, ainsi que la taille des granules de struvite peuvent toutes influencer la réponse des cultures. De plus, le phosphore peut continuer à être libéré longtemps après la saison de croissance, même au cours de la deuxième ou troisième année suivant l’application.   

Avec le soutien de la Grappe Scientifique Biologique (GSB) 3, j’ai mené des expériences sur le terrain en 2017-2019 dans le cadre de mes recherches doctorales pour tester l’effet de différents taux d’application de struvite sur le rendement du blé de printemps, du lin et du fourrage de luzerne-graminées. Le site d’étude près de Libau, au Manitoba, était typique de nombreuses fermes biologiques de la région. Suivant un historique d’exportation de foin de luzerne et aucune application d’éléments nutritifs, l’analyse du sol montrait un niveau de phosphore extrêmement faible et la productivité des cultures avait diminué au fil des ans. Le sol alcalin a fourni un terrain d’essai difficile car la struvite a tendance à mieux fonctionner dans les sols neutres ou acides.   

Pour le blé et le lin, nous avons appliqué la struvite dans le sillon avec la graine, à trois taux différents, ainsi qu’un traitement témoin, non fertilisé. L’expérience a été répétée dans chacune des trois années d’étude. Pour le fourrage luzerne-graminées, nous avons appliqué la struvite en bande sur un peuplement fourrager existant, au printemps 2017, à environ un pouce de la surface, à trois taux différents plus un témoin. Nous avons colligé la réponse des cultures sur une période de trois ans.  

Les résultats ont été mitigés. Le blé a montré une réponse modérée avec des rendements légèrement plus élevés atteints avec chaque augmentation du taux d’application de struvite. Le taux d’application le plus élevé, soit le double du taux recommandé pour ce sol, a donné un rendement moyen de 38,9 boisseaux/ac au cours des trois années de l’étude, soit une augmentation de 35% par rapport au témoin non fertilisé (tableau 1). Les rendements en lin, en revanche, n’ont pas changé avec l’application de struvite, oscillant autour de 20 boisseaux/ac pour tous les traitements.  

Tableau 1. Rendements de grain de blé et de lin fertilisé avec différents taux de struvite dans les expériences. Les résultats sont des moyennes de trois années d’étude 

Taux d’application de phosphore*, sous forme de struvite Rendement de blé (boisseaux/ac) Rendement de lin (boisseaux/ac) 
0 lb/ac P28.519.5
18 lb/ac P31.719.7
27 lb/ac P34.619.4
36 lb/ac P38.920.3

*Pour convertir le taux d’application de P en P2O5, multipliez par 2,3. 

Le fourrage de luzerne-graminées a réagi fortement à la struvite, particulièrement dans les deuxième et la troisième années après l’application. Au cours de la première année (2017), le taux d’application le plus élevé de struvite a augmenté le rendement de fourrage de 65 % par rapport au témoin non fertilisé (figure 1). Au cours de la deuxième année, les parcelles qui ont reçu le taux de struvite le plus élevé ont donné un rendement du plus du double de celui des parcelles témoin ; au cours de la troisième année, la différence a plus que triplé. Cette tendance a été causée en partie par l’augmentation du rendement dans le temps dans les parcelles avec les taux d’application élevés, mais aussi par une baisse des rendements dans les parcelles non fertilisées au fil du temps.  

Figure 1. Rendement annuel total (somme de deux coupes) de fourrage luzerne-graminées fertilisé avec différents taux de phosphore sous forme de struvite. La struvite a été appliquée au printemps 2017.  

OSC Magazine - Spring 2022 - Struvite Table

La Dre Kim Schneider, professeure adjointe à l’Université de Guelph et co-directrice de ce projet de la GSB3, trouve que la différence de réponse entre les cultures est particulièrement intéressante.   

Nous devons continuer de comprendre le mécanisme par lequel certaines cultures peuvent utiliser la struvite et d’autres pas, puis d’intégrer son utilisation dans nos systèmes agricoles! » explique  Schneider.   

Une approche consiste à utiliser stratégiquement les propriétés de « libération lente » dans nos rotations de cultures. Dans les expériences de blé et de lin, nous avons trouvé des restes de granules de struvite dans le sol un an après l’application, ce qui signifie que plus de struvite pourrait être libérée pour les prochaines cultures. En comprenant mieux comment la struvite interagit avec le sol au fil du temps et comment certaines cultures utilisent la struvite, nous serons peut-être en mesure de développer des directives spécifiques pour savoir quand appliquer la struvite dans nos rotations de cultures afin d’en tirer le plus d’avantages possible pour les cultures.   

Une autre question a été soulevée : comment la libération lente de struvite au fil du temps affectera-t-elle le ruissellement potentiel dans l’environnement?  

Le Dr Henry Wilson, chercheur au Centre de recherche et développement d’Agriculture et Agroalimentaire Canada à Brandon, et co-directeur de ce projet, se penche sur cette question. En appliquant la struvite sur l’un des deux petits bassins versants d’un champ de luzerne-graminées et en mesurant le phosphore présent dans le ruissellement après la fonte des neiges au printemps, il est possible de voir si le phosphore de la struvite s’échappe du sol pour se retrouver dans l’environnement.   

Les résultats préliminaires sont très prometteurs. L’analyse du sol indique que le phosphore a augmenté dans la partie du champ fertilisé avec la struvite mais que la concentration en phosphore dans le ruissellement de la fonte des neiges est la même que dans la zone où aucune struvite n’a été appliquée. Wilson explique : « ceci indique qu’il ne semble pas y avoir une grande quantité de ce phosphore résiduel lessivé dans la fonte des neiges. »  

OSC Magazine - Spring 2022 - Monitoring Soil
Researchers are collecting spring snowmelt runoff from fields with and without struvite applied to see if phosphorus is leaking from the soil into the environment. (Photo by Henry Wilson)
Perspectives d’avenir #

Jusqu’à présent, nos résultats suggèrent que la struvite peut être un très bon amendement des sols dans les systèmes d’agriculture biologique. Il s’agit d’un apport de phosphore abordable qui est efficace dans les sols alcalins, au moins pour certaines cultures, avec un faible risque de pertes dans l’environnement. De plus, la struvite s’aligne bien avec les principes de l’agriculture biologique. Il y a encore beaucoup à apprendre sur la façon la plus efficace de l’utiliser, mais nos connaissances grandissent à chaque nouvelle expérience.  

Le principal obstacle est de soit développer des sources de struvite d’origine animale ou végétale ou d’ajouter la struvite d’origine humaine aux LSP. 

« Si la struvite obtient une approbation complète, elle représente une option viable pour aider les producteurs à reconstituer les réserves de phosphore sur leurs fermes. Ceci est particulièrement important pour les régions des Prairies ou l’approvisionnement en fumier de bétail est limité » explique Schneider. 

Ce serait un changement déterminant, en effet. 

La Grappe scientifique biologique 3 est dirigée par la Fédération biologique du Canada, en collaboration avec le Centre d’agriculture biologique du Canada à l’Université Dalhousie, et soutenue par le programme Agri-science d’Agriculture et Agroalimentaire Canada, dans le cadre stratégique du Partenariat canadien pour l’agriculture (un investissement fédéral-provincial-territorial), et par plus de 70 partenaires du secteur biologique.

Ce magazine peut être ainsi référencé : Geldart, E. Graves, M.E., Boudreau, N., Wallace, J., et Hammermeister, A.M. (rédacteurs). 2022. La Science du Bio au Canada. Volume 4. Fédération biologique du Canada, Montréal, QC et Université Dalhousie, Truro, N.-É. 40 p. www.dal.ca/oacc/oscIII

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