Par Sean Smukler
Faculty of Land and Food Systems, Université de la Colombie-Britannique
Objectifs économiques et environnementaux : les producteurs biologiques peuvent-ils cocher les deux cases en matière de gestion des éléments nutritifs? Un approvisionnement trop faible en éléments nutritifs peut entraîner une réduction des rendements et des revenus. La gestion des éléments nutritifs est l’une des principales raisons pour lesquelles les fermes biologiques, en particulier les fermes maraîchères, ont des rendements inférieurs à ceux des fermes conventionnelles. Parallèlement, l’application d’azote (N) et de phosphore (P) au-dessus de ce que la culture peut utiliser peut entraîner le lessivage des éléments nutritifs et le ruissellement dans les cours d’eau, contribuer à la mauvaise qualité de l’air et à l’émission des gaz à effets de serre responsables des changements climatiques. La gestion de ce compromis est difficile car les résultats peuvent varier considérablement en fonction des types d’amendements auxquels les producteurs ont accès, du climat et des conditions du sol.
Il ne s’agit pas de simplement ajouter du compost aux légumes chaque année. Il est important de connaître la quantité d’azote et de phosphore requise (et celle qui sera retirée du sol par la culture) et la teneur en azote et en phosphore contenue dans un amendement. Nous avons conçu une stratégie prometteuse (Faible Compost + N) qui permet aux producteurs un équilibre entre de bons rendements et la protection de l’environnement.
La complexité du problème #
Il y a souvent un décalage entre le ratio azote/phosphore dont la culture a besoin et le ratio du compost ou du fumier. Par exemple, le ratio azote/phosphore idéal pour la pomme de terre est de 6/1 et de 7/6 pour l’épinard. Cependant, les ratios azote/phosphore provenant des fumiers et du compost peuvent être aussi bas que 1/3 et 0/6, respectivement. Le résultat de cette inadéquation est qu’au fil du temps, les agriculteurs qui appliquent du compost ou du fumier pour répondre aux besoins en azote de leurs cultures accumulent du P dans le sol, à un niveau qui pourrait dépasser les niveaux salubres pour l’environnement. De plus, la quantité totale d’azote présente dans les amendements se minéralise en azote assimilable par les plantes à des taux variables. Par exemple, des incubations en laboratoire de fumier de volaille composté ont démontré que la quantité totale d’azote minéralisé au cours d’une saison peut varier de 3 à 37 %.
Les taux de minéralisation sont largement déterminés par le rapport carbone/azote (C/N) des amendements, mais aussi par le type de sol, la température et l’humidité. Pour harmoniser avec précision l’apport en éléments nutritifs et les besoins des cultures, il faut donc non seulement connaître la teneur en azote et en phosphore des amendements, mais aussi estimer la quantité susceptible d’être minéralisée pendant la saison de production. Grâce à ces informations, les producteurs peuvent utiliser des engrais autorisés pour compenser tout déséquilibre dans le rapport N/P.
Idéalement, une grande partie de l’azote et du phosphore appliqués à un champ proviendrait du recyclage d’éléments nutritifs des cultures de couverture cultivées en hiver. L’azote pourrait aussi être ajouté au système à l’aide de cultures fixatrices d’azote (plutôt que par l’ajout d’amendements). Cependant, le recours aux cultures de couverture n’est pas toujours efficace en Colombie-Britannique. Les producteurs disposent d’une courte période pour les établir, les hivers froids limitent la fixation de l’azote et la production de biomasse, et les oiseaux migrateurs peuvent complètement détruire les cultures de couverture.
Enfin, le coût du compost, du fumier et des engrais biologiques varie considérablement en fonction de leur disponibilité régionale. Cette multitude de facteurs signifie que la gestion efficace des éléments nutritifs est une tâche complexe et que les meilleures solutions varient considérablement d’une région à l’autre.
Mesurer les compromis par des expériences contrôlées #
Pour évaluer les résultats économiques et environnementaux des stratégies de gestion des éléments nutritifs dans les fermes maraîchères biologiques en Colombie-Britannique, le Sustainable Agricultural Landscapes Lab de l’Université de la Colombie-Britannique (UBC) a lancé une étude avec le soutien de la Grappe Scientifique Biologique 3 en 2018. La Dre Kira Borden, boursière postdoctorale, a dirigé l’établissement d’une expérience contrôlée sur deux fermes en activité (« fermes mères ») qui avaient des historiques de gestion et des sols différents. La ferme de l’UBC dans la vallée du Fraser a des sols à texture grossière et Greenfire Farm, sur l’île de Vancouver, a des sols à texture fine. Sur chaque site, quatre traitements ont été établis sur des parcelles répliquées (Tableau 1). Les pommes de terre ont été cultivées la première année et le chou et le chou-fleur la deuxième année.
Des rendements plus importants (rendement par rapport au témoin) ont été observés pour les pommes de terre sous Compost Élevé par rapport à Faible Compost + N, mais aucune différence n’a été observée entre les stratégies de gestion des éléments nutritifs pour les brassicacées. Les gains en rendement des pommes de terre ont été plus prononcés à Greenfire Farm qu’à la ferme de l’UBC. Nous avons aussi observé une utilisation plus efficace de l’azote avec le traitement Faible Compost + N, la culture ayant récupéré (assimilé) de 20% à 100% de l’azote appliqué, tandis que moins de 20% de l’azote a été récupéré dans les parcelles de Compost Élevé. Cette tendance s’est reflétée pour la récupération du phosphore à la ferme de l’UBC, mais avec des exceptions spécifiques aux cultures.
Tableau 1. Quatre traitements de stratégie de gestion des éléments nutritifs répétés en 2018 et 2019
Évaluer les compromis entre les régions #
Pour évaluer comment les compromis économiques et environnementaux des différentes stratégies de gestion des éléments nutritifs varient selon les sols, les conditions climatiques et les coûts des éléments nutritifs, nous avons établi des essais dans 20 fermes maraîchères mixtes (« fermes filles ») dans trois régions du sud-ouest de la Colombie-Britannique. Ces essais ont été menés par Amy Norgaard, étudiante à la maîtrise. Dans les fermes filles, nous avons comparé les mêmes traitements que dans les fermes mères (tableau 1), mais sans témoin, ce qui aurait pu entraîner une baisse de rendements.
Nous n’avons observé aucune différence dans les rendements lorsque les trois régions ont été prises en compte. Cependant, au cours de la deuxième année, dans la vallée du Fraser (une région dotée de sols riches en P et où les composts sont peu coûteux et à haute teneur en éléments nutritifs), nous avons observé des rendements plus élevés dans les parcelles Compost Élevé comparativement aux parcelles Typique. Nous n’avons pas constaté de différences constantes dans le coût des intrants, sauf dans la vallée du Fraser, avec le coût le plus bas dans les parcelles Typique.
De façon générale, les niveaux de phosphore laissé dans le sol étaient 21% plus élevés avec le traitement Compost Élevé comparativement au traitement Faible Compost + N. Par ailleurs, le traitement Compost Élevé a engendré des niveaux élevés de nitrates dans le sol après la récolte dans les fermes utilisant du compost à haute teneur en azote (échantillonné à une profondeur de 0-30 cm). Ces éléments nutritifs supplémentaires laissés dans le sol pourraient être préoccupants pour l’environnement s’il n’y a pas de culture de couverture pour les absorber.
Conclusions et prochaines étapes #
Les résultats de nos essais sur les « fermes mères » ont clairement démontré une utilisation des éléments nutritifs plus efficace avec le traitement Faible Compost + N. L’utilisation de cette approche peut amoindrir les compromis entre les objectifs d’ordre économique et environnemental. Les résultats des « fermes filles » étaient similaires, mais moins révélateurs en raison de la variabilité entre les régions et les différences dans la gestion des fermes. L’analyse des « fermes filles » a confirmé qu’une gestion inefficace des éléments nutritifs entraîne des risques environnementaux (en raison de la perte potentielle d’éléments nutritifs), mais aussi que de nombreux producteurs de la Colombie-Britannique gèrent déjà ces compromis efficacement. L’analyse économique détaillée en cours nous aidera à évaluer ces compromis potentiels. Une mise en garde importante : les stratégies de gestion des éléments nutritifs que nous avons utilisées devraient modifier progressivement les propriétés du sol telles que la teneur en phosphore et la matière organique. Il sera important pour les recherches futures d’évaluer les impacts à long terme de ces stratégies.
La Grappe scientifique biologique 3 est dirigée par la Fédération biologique du Canada, en collaboration avec le Centre d’agriculture biologique du Canada à l’Université Dalhousie, et soutenue par le programme Agri-science d’Agriculture et Agroalimentaire Canada, dans le cadre stratégique du Partenariat canadien pour l’agriculture (un investissement fédéral-provincial-territorial), et par plus de 70 partenaires du secteur biologique.
Ce magazine peut être ainsi référencé : Geldart, E. Graves, M.E., Boudreau, N., Wallace, J., et Hammermeister, A.M. (rédacteurs). 2022. La Science du Bio au Canada. Volume 4. Fédération biologique du Canada, Montréal, QC et Université Dalhousie, Truro, N.-É. 40 p. www.dal.ca/oacc/oscIII